Le préjudice d’angoisse de mort imminente : vers une indemnisation autonome ? Par Rabii Chekkouri, Avocat.

Peut-on demander l’indemnisation du préjudice d’angoisse de mort imminente indépendamment du poste temporaire des souffrances endurées ?
A l’heure actuelle, la chambre criminelle de la Cour de cassation et les juges du fond ont statué en faveur d’une indemnisation séparée.
En revanche, la deuxième chambre civile a préféré englober ce préjudice dans les souffrances endurées.

 

Pour une stratégie de défense en faveur d’une indemnisation du préjudice d’angoisse séparée du poste des souffrances endurées, deux approches peuvent être envisagées, à savoir, une approche conceptuelle (1) consistant à analyser les définitions des deux préjudices et leurs nuances ; et une approche jurisprudentielle (2).

1- Approche conceptuelle :

Il convient, selon cette approche, d’analyser le concept du préjudice d’angoisse par rapport au préjudice des souffrances endurées.

Les souffrances endurées sont définies par le Rapport du groupe Dintilhac comme

« toutes les souffrances physiques et psychiques, ainsi que des troubles associés, que doit endurer la victime durant la maladie traumatique, c’est-à-dire du jour de l’accident à celui de sa consolidation.

En effet, à compter de la consolidation, les souffrances endurées vont relever du déficit fonctionnel permanent et seront donc indemnisées à ce titre ».

Intrinsèquement, il s’agit d’une indemnisation des conséquences traumatiques d’un fait générateur qui s’étalent sur la période dite de « maladie traumatique » allant jusqu’à la consolidation.

En revanche, le préjudice d’angoisse de mort imminente se consomme d’une manière instantanée et ne dure qu’un laps de temps limité, notamment au moment du fait traumatique, et n’est lié qu’aux circonstances de l’événement.

Ce préjudice d’angoisse est lié à un vécu particulier, et sa temporalité est donc essentielle. Le début est le fait traumatique, et la fin le moment où les circonstances ne perturbent plus le rapport de la victime avec l’évènement [1].

Le préjudice d’angoisse de mort imminente peut donc être défini comme le sentiment d’effroi éprouvé par la victime au moment de l’accident ou de l’agression, lorsqu’elle a pris conscience du risque de mort qui la menaçait.

Il se situe, par conséquent, en amont des souffrances endurées telles qu’elles sont définies par le groupe Dintilhac.

Il s’agit en effet d’un risque, car le principe de ce préjudice repose sur l’incertitude : l’inquiétude ne dépend pas du sort final de la victime [2]. Celle-ci éprouve des craintes quant à son existence.

« Exposer un individu à un risque probable, quoiqu’incertain, fomenterait une anxiété qui mériterait indemnisation » [3].

La seule présence d’un risque constitue une source d’un préjudice d’ordre moral résidant dans la crainte qu’il se réalise. En cela, il se distingue de l’indemnisation du dommage futur car l’angoisse qui constitue le préjudice est bien actuelle. La crainte risque est elle-même considérée comme un dommage certain bien que sa réalisation soit incertaine [4].

2- Approche jurisprudentielle :

La jurisprudence de la chambre criminelle :

Il importe de souligner que la chambre criminelle n’a connu que les affaires d’accidents individuels dont les victimes étaient décédées et l’action était exercée par ses ayants droit.

Ainsi, la Cour considère que le préjudice d’angoisse de mort imminente est autonome et ne se confond pas avec le poste des souffrances endurées.
Cette position a été initiée par un arrêt du 23 octobre 2012 [5] : cet arrêt caractérise un nouveau préjudice d’angoisse, lié à la conscience qu’aurait eue la victime de sa mort et à la douleur née de l’effroi de la représentation de sa propre fin [6].

D’autres arrêts ont reconnu l’autonomie du préjudice d’angoisse :

Selon un arrêt du 15 octobre 2013 [7], la cour d’appel avait rejeté la demande de réparation au titre du préjudice d’angoisse de mort imminente en relevant que

« l’angoisse de perdre la vie et la conscience d’une disparition proche, qui ne peuvent donner lieu à un chef d’indemnisation distinct, doivent être intégrées dans l’appréciation globale du pretium doloris ».

L’arrêt est cassé au motif que la cour d’appel s’est prononcée

« par des motifs empreints de contradiction, qui ne permettent pas à la Cour de cassation de s’assurer que les juges d’appel ont effectivement réparé les préjudices distincts constitués, d’une part, par les souffrances endurées du fait des blessures et, d’autres part, par l’angoisse d’une mort imminente ».

Dans un arrêt du 27 septembre 2016 [8], le pourvoi a été rejeté au motif que

« le préjudice d’angoisse de mort imminente ne peut exister que si la victime est consciente de son état ».

La jurisprudence des juges du fond :

Le crash aérien d’un avion de la compagnie West Caribbean Airways en août 2005, qui avait causé la mort de 160 victimes, a été l’une des premières affaires ayant initié la question du préjudice moral subi par les victimes durant la chute de l’appareil.

Les juges du fond ont reconnu l’existence d’un préjudice spécifique des victimes tenant à l’angoisse, durant la chute, de la conscience de la survenance de leur mort [9].

Dans l’affaire de la catastrophe d’Allinges (collision entre un TER et un car scolaire), le Tribunal précisait que

« le préjudice spécifique d’angoisse peut être défini, pour les seules victimes directes, comme le préjudice autonome exceptionnel inhérent à une souffrance supplémentaire distincte et résultant pour les victimes décédées de la conscience d’une mort imminente et de l’angoisse existentielle y afférent et, pour les victimes rescapées ou blessées de la même angoisse d’une crainte pour son existence… » [10].

Dans l’affaire du crash Yemenia Airways, les juges du fond avaient défini le préjudice d’angoisse de mort imminente comme « la souffrance morale et psychologique liée à la conscience d’une mort imminente », qui « suppose un état de conscience et pendant un temps suffisant pour envisager sa propre fin ». Il se traduit par « un état de détresse pour chaque passager par l’appréciation de sa mort à venir et la certitude de son caractère inéluctable » [11].

Rappelons que la jurisprudence n’a connu, majoritairement, que des cas de victimes décédées et dont l’action en indemnisation était exercée par leurs ayants droit en leur qualité de victimes par ricochet.

Les juges ont donc reconnu ce préjudice spécifique en imaginant l’intensité du sentiment d’angoisse au regard de la gravité des faits survenus, alors qu’il est particulièrement délicat de démontrer qu’une victime décédée des suites d’un évènement tragique a eu conscience de la survenance de son décès. (Notons que même les médecins légistes trouvent quelques fois des difficultés à déterminer avec précision l’heure exacte du décès).

+ Le cas particulier des victimes d’actes terroristes :

Les victimes d’attentats terroristes ont éprouvé un préjudice d’angoisse lié à leur conscience d’un risque de mort imminente.

Le Fonds de Garantie des Victimes des actes de Terrorisme et d’autres Infractions (FGTI), dans un communiqué en date du 25 septembre 2017, a annoncé reconnaître deux nouveaux postes de façon autonome : le préjudice d’angoisse pour les victimes directes et le préjudice d’attente pour les victimes par ricochet.

Le FGTI prévoit d’indemniser les victimes directes du « préjudice d’angoisse de mort imminente » entre 5 000 et 30 000 euros pour les victimes décédées et, pour les victimes survivantes, après expertise, entre 2 000 et 5 000 euros :

« Pour les victimes blessées, il sera décrit de manière détaillée, et sera individualisé dans le cadre de l’expertise médicale. Son montant sera compris entre 2 000 et 5 000 euros ». (Communiqué de presse du FGTI du 25 septembre 2017 – Préjudices d’angoisse et d’attente des victimes d’actes de terrorisme).